phèdre


  mouvement 07.05.2008
Phèdre: la tragédie des chairs

Claudia Bosse propose une radicale relecture de Racine

Mari-Mai CORBEL

Le tragique est-il encore d’actualité ? Pour Claudia Bosse, trois fois oui. Présentée au Théâtre du Grütli à Genève, sa mise en scène, hyper radicale, de Phèdre, avec Frédéric Leidgens dans le rôle-titre, s’assemble à deux précédentes (Les Perses, Coriolan) pour former, avec une prochaine relecture de Bambiland d’Elfriede Jelinek (fin 2008), une
« Tragödie Multihybrid ».

A Genève, le Théâtre du Grütli(1) est en effervescence depuis deux ans, sous la double direction de Maya Bösch et de Michèle Pralong. Financé par la ville de Genève, il est aujourd’hui, à l’évidence, l’un des rares lieux institutionnels en Europe à faire l’effort d’une programmation vraiment expérimentale. Des artistes de tous horizons y viennent, réunis par une même volonté de remettre en cause leurs pratiques, de repasser d’une manière ou d’une autre par l’origine du théâtre ou de la nécessité de la scène pour aller à la racine des questions artistiques – le plus sûr moyen de produire des formes radicales.
C’est dans cet esprit que la metteuse en scène allemande Claudia Bosse est artiste associée du « Grü » depuis deux ans. Elle y poursuit une recherche fondamentale sur le tragique, qui est comme chacun le sait à l’origine du théâtre en Grèce antique. Après Les Perses d’Eschyle, puis Coriolan de Shakespeare (tragédie d’un sénateur romain), elle présentait en avril dernier Phèdre de Racine d’une manière totalement renouvelée, à l’aune de laquelle les anciennes mises en scène de Luc Bondy et de Patrice Chéreau semblent parfaitement exécutées, mais sans esprit. La mise en scène de Claudia Bosse est exemplaire a contrario, de la nécessité vitale d’une réflexion d’envergure à portée politique pour redonner au théâtre son souffle, et entraîner les acteurs dans un mouvement qui provient de plus loin qu’eux et les emporte dans un dépassement d’eux-mêmes.Pour Phèdre, Claudia Bosse a distribué cinq acteurs dont aucun n’a l’âge ni parfois le sexe de son ou ses rôle(s), sauf pour Thésée (Armand Deladoëy). Serge Martin campe un Hippolyte à cheveux blancs, et Frédéric Leidgens interprète Phèdre ; Marie-Eve Mathey-Doret est Théramène (à la place de Lou Castel, un temps envisagé pour le rôle), Panope et Ismène ; Véronique Alain a vingt ans de plus qu’Aricie. Tous jouent nus, pendant trois heures, traversés par l’alexandrin à partir de la speech act theory, c’est-à-dire sans jamais jouer ni proférer, encore moins scander, mais d’une manière très particulière, qui peut aussi lointainement évoquer la direction d’acteur d’un Stanislas Nordey.
Claudia Bosse renverse ainsi complètement la perspective habituelle sur ce texte mythique du répertoire. Pour cela, elle a fui les sentiers archi-balisés d’un drame des profondeurs de la psyché féminine, pathogène, comme chacun le sait ; elle a aussi laissé le matériel d’escalade au pied du Grand Texte de Théâtre pour Diva. En revanche, Claudia Bosse a interrogé Phèdre à partir de Jean Racine ; elle a interrogé le sens qu’il y avait, sous l’Ancien Régime, à rassembler dans un théâtre le Roi et sa cour autour d’un mythe de la tragédie dite « antique ». Rappelons que ce mythe était lui-même transmis d’une pièce de la Rome antique, la Phèdre de Sénèque, issue de la Phèdre d’Euripide – car la République de Rome, vieillissante, idolâtrait déjà le souvenir d’Athènes et l’origine du théâtre. Claudia Bosse a interrogé la manière dont l’âge classique s’est constitué de toutes pièces, en souvenir d’un passé légendaire, à la recherche d’une légitimité d’origine. Car le pouvoir royal, à cette époque, est en train de se théoriser, Louis XIV n’est plus seulement le roi Bourbon régnant sur des fiefs, il devient le roi de France, et d’un Etat moderne embryonnaire et abstrait que la Révolution n’aura plus qu’à « cueillir ». D’où vient la source de son pouvoir ? pourquoi lui ? qui est-il ? Autant de questions politiques fondamentales. Que l’auteur emblématique choisi par Louis XIV pour divertir sa cour portât le patronyme de « Racine » dit bien des choses sur l’utilité politique de l’art... à toute époque. Mais en même temps, Racine fait plus que légitimer le pouvoir central en produisant un art prétendument certifié d’origine, puisque transposant la métrique antique et une fable d’amour entre des créatures semi divines dites monstrueuses...
Ce que Claudia Bosse interroge, dans l’alexandrin, c’est l’intrication entre langue et pouvoir, entre corps et langage. Et sa mise en scène révèle combien le fait de parler en scène de cette manière tout en jouant à éprouver les feux de la passion est l’effet d’un régime politique totalitaire, qu’on disait alors absolutiste. Et qu’ainsi, la tragédie de Racine nous regarde, aujourd’hui, parce que la langue quotidienne, en apparence libre, est en réalité censurée inconsciemment. La langue d’aujourd’hui est expurgée d’accents régionaux, purifiée de tournures patoisantes, et passée au tamis des périphrases pudiques et allusives, des sigles insignifiants et d’un vocabulaire comptable appliqué aux affects ; en filigrane, la lamentation et le pathos sont aussi mal vus qu’à l’époque de Racine, la passion. Ce que représente Claudia Bosse, c’est donc la manière dont la tragédie de la passion est d’abord celle de la chair pénétrée au fer par une langue en train de naître – le français – en même temps que l’Etat moderne. Cette vision n’élude pas les profondeurs psychiques, et notamment la connexion entre l’amour et l’inceste, ainsi que leur sens profond, qui serait un désir de retourner à l’origine, un regret d’être au monde ; elle n’édulcore absolument pas la brûlure impérieuse du désir, et la manière dont il met hors d’eux-mêmes les êtres les plus raisonnables. Bien au contraire. Comme sur un négatif photographique, ou telle l’ombre de nuages filant sur le corps de la terre, la passion et son vertige traversent la mise en scène de Claudia Bosse de façon plus qu’inquiétante, ils passent et se passent dans toute leur étrangeté déséquilibrante. A la fois proches et lointaines, les figures de Phèdre sont à la portée de spectateurs libres de se déplacer, mais elles restent intouchables, sacrées presque. Car les enveloppe l’aura d’un courage, avec la lumière crue et invariable de néons ; car les enveloppe l’aura héroïque des acteurs qui les portent, parce qu’ils jouent nus, pendant trois heures, sans qu’aucun d’eux puisse se vanter de posséder une physionomie standard.

Ce courage-là met en scène l’autre courage, celui des figures dans Phèdre, qui sont corsetées dans l’alexandrin et une langue presque uniquement allusive dans le domaine sexuel et désirant, qui « n’y touche pas ». Des insertions d’extraits de la Phèdre de Sénèque, plus explicite sur ce que Phèdre ressent, créent des ruptures qui mettent cela en évidence. Une scène en forme de ring de boxe (où prendre pied pour les combats rapprochés) les montre luttant comme à mains nues avec ce maître invisible, ce fantôme tyrannique qu’est cette langue impossible. La mise en scène s’est faite aussi chorégraphie, avec des évocations de mouvements de lutteurs, de boxeurs, mêlées à celles des pas d’un ballet à la Lully – mais un ballet désarticulé, pantelant, déréglé, par trace ou accès – qui achèvent de donner aux acteurs la force de figures fantastiques, de revenants d’un autre monde, de créatures virtuelles. En même temps, le dérèglement de gestes hyper codés (qu’ils soient ceux de sportifs ou de danseurs) en fait les canaux de ce qu’ils sont censés réguler : les affects, qui, par précipitation ou ralentissement, courent sous les chairs, tout un pathos mal vu. Cette langue entraînerait dans ses girations acteurs et auditoire comme un moulin à prières met en transe, pour rassembler autour d’une toute-puissance cosmique centripète – ici un « Roi-Soleil » –, à moins que mise en scène, comme ici, elle montre ce que toute langue marque en frayant dans les chairs : des objections au pouvoir, des échappées qui ne vont pas sans blessure, sans déchirure, ouverture. Les corps nus apparaissent alors à l’image de cartes marquées par le temps, ils cartographient un relief de rides, cicatrices, plis de peau, lac du regard... Les corps nus et parlants deviennent plus que des corps : ce sont des vivants où la tête, avec ses yeux et sa bouche, se situe dans une continuité indiscutable avec le ventre, les jambes et le sexe, et tout le reste...
Il y aurait encore beaucoup à dire. Notamment sur le cycle « Producteur de tragédie » dans lequel Claudia Bosse insère Phèdre, sur le fait qu’ainsi elle regarde déjà vers Bambiland d’Elfriede Jelinek. Il y aurait aussi beaucoup à commenter, en particulier quant à la rétractation du théâtre racinien sur lui-même, puisque c’est un théâtre désormais exclusivement de cour. Claudia Bosse met ce repli en perspective dans son cycle « Tragödie Produkt », en se gardant là de mettre en scène des volontaires, comme elle l’avait fait pour Les Perses et Coriolan, où elle peut réunir de 40 à 500 personnes dans des chœurs d’anonymes. Les spectateurs prennent la place de la cour, et comme les amis du Roi, ils ont cette culture de la surveillance des formes esthétiques (la représentation est-elle belle ? aboutie ? réussie ?) qui vient finalement de cette époque-là. Ils sont donc libres de se déplacer, aussi pour observer sous toutes les coutures la mise en scène. (Mais le déplacement se double d’un autre déplacement à contre-sens, celui du regard appelé par l’aura entourant les figures en scène à voir autrement.) Et alors que les précédentes pièces du cycle ont été jouées dans des lieux aussi divers et publics qu’un tunnel autoroutier, des places urbaines, des zones en chantiers, et dans des versions variables, Phèdre est intangible et installée non pas dans un théâtre mais dans une curieuse salle, faux édifice théâtral, la salle du Faubourg, salle très kitsch du quartier Saint-Gervais où une scène réduite, et occupée par des chaises pour les spectateurs, occupe une extrémité de la salle. Il y aurait ainsi à dire comment Claudia Bosse est aussi une artiste qui embrasse l’espace déjà existant, qui scénographie en grande largeur le théâtre, en dehors de ses tanières domestiques (on parle bien de « maisons » de théâtre), pour lui redonner son énergie sauvage et son mouvement de pensée premiers.


1. Le théâtre du Grütli était un théâtre assez conformiste jusqu’à la nomination de la metteuse en scène Maya Bösch et de la dramaturge Michèle Pralong, qui ont programmé leurs saisons en trois temps – 1. « Logos », avec un cycle tragique ; 2. « Dante » et
3. « Chaos », avec un cycle Heiner Müller – et qui, à chaque fois, cherchent à convoquer des artistes pour des créations semi-collectives, donnant à ce théâtre l’énergie d’un lieu expérimental, porteur d’utopies.

> Phèdre de Racine, mis en scène par Claudia Bosse, a été créé au Théâtre du Grütli, à Genève), du 22 avril au 4 mai 2008.> Les Perses d’Eschyle, mis en scène par Claudia Bosse, seront donnés du 9 au 11 juin au festival Theaterformen de Brunswick, en Allemagne.

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